Ce terme un peu ésotérique désigne une tendance naturelle fréquente à remettre au lendemain certaines tâches que l’on n’a pas vraiment envie d’effectuer, bien que l’on sache qu’il serait préférable de le faire.
Cette tendance fréquente explique, par exemple, que certaines personnes attendent le tout dernier moment pour envoyer leur déclaration de revenus, alors que d’autres le font dès que possible. Idem pour le paiement des factures…
Procrastination
Le terme procrastination, qui sonne plutôt « chic » dans la mesure où il n’est pas connu de tout le monde, vient du latin crastinatus, le lendemain. La procrastination est un trait de caractère très différent de la paresse. En effet, certains procrastinateurs sont des hyperactifs. Mais, s’ils n’ont aucun mal à effectuer certaines tâches plaisantes ou valorisantes, ils butent sur un certain type de travail, sans cesse remis au lendemain.
S’il existe une date-butoir précise pour effectuer le travail en question, la procrastination peut être un aiguillon, un stimulant pour le procrastinateur, une façon de se mettre une pression positive qui donnera un meilleur résultat. Certaines personnes sont plus efficaces dans l’urgence. L’absence de cette date, à l’inverse, risque d’aboutir à ce que la tâche sans cesse repoussée ne soit jamais effectuée.
Un bon exemple de procrastination se trouve dans les fameuses « bonnes résolutions » de début d’année, comme celles d’arrêter de fumer ou de se mettre au sport ou au régime. La plupart de ces bonnes résolutions ne seront pas tenues, par pure procrastination.
Procrastination en médecine
La procrastination n’est pas une maladie, ni même un symptôme, seulement un comportement. Si la procrastination n’est pas une mauvaise chose en soi dans la vie courante, elle peut être délétère en médecine, ce qui justifie qu’elle trouve sa place dans cette encyclopédie. En effet, de nombreux actes médicaux, notamment de prévention, ne sont pas effectués par pure procrastination de la part de ceux à qui ils ont été recommandés. Le dépistage du cancer du côlon ou du sein en est un bon exemple. Mais il est exclu de rendre obligatoire ces actes de prévention, ce qui serait pourtant une bonne solution anti-procrastination.
La procrastination peut aussi toucher les médecins, qui ont souvent du mal à se mettre à jour dans toute leur paperasse médicale de plus en plus envahissante (comptes-rendus divers ou comptabilité professionnelle par exemple).
Psychologie et caractérologie
La procrastination a été abondamment étudiée par les psychologues, qui se sont intéressés, statistiques à l’appui, à ce type de personnalité. La caractérologie, branche prétendument scientifique de la psychologie, remplace le concept de personnalité par celui de caractère. Selon René Le Senne, fondateur et chef de file de la caractérologie française, le caractère se définit comme « l'ensemble des dispositions congénitales qui forme le squelette mental d'un homme ». N’en déplaise aux adeptes du langage dit inclusif, le mot « homme » dans cette phrase s’applique aussi à la femme. Les adeptes de cette théorie analysent le caractère selon trois axes : l’émotivité, l’activité et le retentissement des représentations (primaire ou secondaire). On aboutit ainsi à huit types de caractères allant de l’émotif-actif-primaire (le « colérique ») à son exact opposé le non émotif-non actif-secondaire (dit « apathique »). Certains de ces types prédisposeraient à la procrastination. Tout cela n’est manifestement pas très scientifique.
La procrastination dans la littérature
Dans À la recherche du temps perdu (La Recherche, pour les familiers de l’œuvre), le Narrateur admet faire preuve de procrastination. De même pour Amiel, qui s’en accuse dans son Journal, un des plus longs de toute la littérature mondiale. On notera que cette procrastination revendiquée n’a empêché ni Proust ni Amiel d’être des auteurs particulièrement prolifiques.
La procrastination peut même être le thème principal d’un roman, comme Oblomov, d’Ivan Gontcharov (l’oblomovisme), ou d’un essai, comme celui du philosophe américain John Perry, La procrastination : l’art de remettre au lendemain, paru en 2012. L’auteur explique avec malice s’être mis à la rédaction de ce petit essai qui ne faisait l’objet d’aucune commande éditoriale pour se soustraire à des obligations professionnelles vécues comme des corvées.
La procrastination serait donc une façon de prioriser nos obligations, mais nullement d’y échapper. Il ne serait donc pas nécessaire de culpabiliser parce que l’on est un retardataire chronique.
Remettre aux « calendes grecques » et reporter « sine die »
La langue française a repris une expression latine traduite par le célèbre « remettre (ou repousser) aux calendes grecques », qui signifiait pour les Romains, et qui signifie toujours pour nous, que l’on sait pertinemment que la tâche en question ne sera jamais effectuée. En effet les calendes, dans le calendrier Romains, désignaient le premier jour de chaque mois. Les débiteurs devaient payer leurs échéances au plus tard ce jour-là. Le mot est à l’origine de notre calendrier. Or les calendes n’existaient pas chez les Grecs. D’où le caractère ironique de cette expression.
Quant à l’expression latine « sine die », toujours utilisée en français, elle signifie le report d’un événement à une date non fixée pour le moment. Là encore, le recours à cette expression laisse entendre que la date attendue pourrait bien ne jamais être fixée. Remettre « sine die », c’est souvent une façon détournée d’enterrer un problème, de « mettre la poussière sous le tapis », comme aimait à le dire un de nos présidents de la Cinquième République (je ne vous dirai pas son nom ; à vous de le trouver).
Journée mondiale de la procrastination
Il existe, depuis 2010, une « journée mondiale de la procrastination », fixée le 25 mars. Son but ne me semble pas très clair : s’agit-il de valoriser la procrastination comme une qualité ou de la combattre comme un défaut ? Il semblerait qu’elle serve surtout à nous faire réfléchir à un problème majeur de nos sociétés actuelles, le rythme de vie effréné que la vie moderne nous impose. Cela participe d’un courant actuel intitulé en bon franglais la « slow attitude ».
Et, pour terminer, une citation que j’aime bien : Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout. Cette citation, qui pourrait servir de devise à tous les procrastinateurs, est attribuée à Henri Queuille, membre du Parti Radical-Socialiste très actif sous les Troisième et Quatrième Républiques. Il fut plusieurs fois ministre et président du Conseil.
Le « petit Père Queuille », comme on le surnommait affectueusement à l’époque, a fini par devenir à son corps défendant le symbole de l’inefficacité politique consubstantielle à la Quatrième République.
Article publié le 6 août 2018